Le nouveau site de la Factory (qui est top top top) offre l'interview du mythique professeur de grec Monsieur Lefèvre ! J'en ai presque eu les larmes aux yeux ahahah. Vive les passionnés d'histoire ... Et un grand bravo à la Factory pour l'interview, la version papier et ce petit souffle qui fait du bien à la Sorbonne !! Ci-dessous l'interview, à retrouver ici.
******
Pouvez-vous nous expliquer votre parcours ? Etudes, écoles… qu’est-ce qui mène à enseigner dans un amphi de 300 personnes ?
Il faut remonter assez loin en fait. En classe de cinquième, ou de quatrième, j’avais lu une édition pour enfants qui s’appelait « Contes et Légendes Tirées de l’Illiade et de l’Odyssée ». Ça m’avait fait pleurer et je m’étais dit « je ferais du grec ». Puis j’ai continué, j’ai continué. Et c’est une grande chance quand on a la passion et surtout les moyens de la pratiquer. Après c’est un peu un engrenage. On ne s’en rend pas compte, on fonce… J’ai donc fait une prépa littéraire où ça marchait bien pour moi, même si j’étais obligé de faire des choses qui ne m’intéressaient pas trop, comme la philo. Mais bon… Je suis rentré à l’ENS et, ensuite, j’ai découvert l’existence de l’École Française d’Athènes, mes deux passions étant le grec et l’histoire. On m’a alors dit que le meilleur moyen de concilier les deux était l’épigraphie…
L’épigraphie ?
L’étude des inscriptions : les Grecs gravaient beaucoup de choses sur la pierre. Aujourd’hui on le fait beaucoup moins, ou peut-être le faisons-nous encore dans les cimetières, ou au Panthéon : « Aux Grands Hommes la Patrie Reconnaissante »… Donc j’ai commencé à me préparer à ça, dans l’idée de faire cette école. Il a d’abord fallu passer l’agrégation, obligatoirement. J’ai fait celle de lettres car, avant d’être un historien, je suis d’abord un littéraire et je crois que je n’aurais jamais pu passer l’agrégation d’histoire ! J’ai donc fait ça, et après le service militaire je suis parti à Athènes faire une thèse.
Ah, service militaire ?
Bien oui. En 88-89, il fallait faire le service militaire. Je voulais faire la marine – ce que j’ai fait – mais je n’ai pas beaucoup navigué. Comme je suis normand, j’ai fait ma marine à Cherbourg.
Vous avez dit tout à l’heure que vous avez une passion et surtout les moyens de l’assouvir…
Par là j’entends qu’il faut d’abord avoir les capacités personnelles, physiques et intellectuelles, c’est-à-dire faire des études assez exigeantes. Il faut déjà ça, certes… Mais l’une des situations les plus frustrantes pour quelqu’un, c’est quand il est passionné par quelque chose mais que, pour une raison ou pour une autre, il y a un manque de moyens. Après, beaucoup de choses entrent en ligne de compte. Déjà votre milieu social. Mes parents sont professeurs, pas de grec ni de latin, mais de français : ça aide. Puis être Parisien ou être d’une grande ville ça vous aide aussi. Certes, il ne reste plus trop en France beaucoup de ségrégation de type économique. Ca revient maintenant avec la crise, mais dans ma génération, il n’y en avait pas… Mais en revanche, le milieu socioprofessionnel et le bassin géographique, ça c’était très important car la France est un pays centralisé qui fonctionne autour des grandes villes. Enfin, il y a la chance, qu’il faut savoir saisir. Tout le monde rencontre à un moment de sa vie les bonnes personnes. Ces gens vous repèrent vous, mais il faut les suivre et écouter leurs conseils. C’est pareil dans votre vie privée. On peut laisser passer un train, mais en général il ne repasse qu’une fois. Moi, j’ai eu beaucoup de chance et j’ai su l’attraper.
Vous êtes donc de Paris, c’est ça ?
J’ai fait ma scolarité en banlieue sud, à Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine) mais, en fin de Première, j’ai été attrapé par le lycée Henri IV qui est venu me chercher, quasiment… Bref, ensuite j’ai fait ma thèse à Athènes, puis des gens me voulaient dans les universités, et là j’ai eu la chance d’être attrapé, encore une fois, par André Larron (aujourd’hui décédé) qui fut professeur ici pendant 25 ans. J’ai d’abord été maître de conférences pendant une dizaine d’années, puis je suis devenu prof. A sa place d’ailleurs.
« Tout le monde » vous connaît, et beaucoup assistent à vos amphis « parce que de toute façon c’est monsieur Lefèvre, ça va être bien ». En avez-vous conscience ?
J’ai l’habitude de dire que, en 5 minutes, vous gagnez ou perdez la partie. Huit fois sur dix. Dites-vous bien que les profs sentent beaucoup plus de choses que vous ne le pensez. Vous avez l’impression que trois cent paires d’yeux sont braquées sur le prof, que vous voyez tout… mais on voit beaucoup de choses. Tout ce que je peux dire à ce sujet, c’est que moi, je suis un passionné et la vie m’a beaucoup donné, donc je rends en retour. Une passion, ça ne vaut la peine que si on la partage. Boire en musulman, en juif ou en tout ce que vous voulez, ça n’a aucun intérêt. Faut que ce soit convivial. Après, il y a le charisme qui se travaille, mais pas beaucoup… Je peux vous assurer que je m’amuse toujours lorsque je donne un cours. Vous savez, il m’arrive d’avoir des migraines, et le seul moyen de faire passer les migraines, c’est de donner un cours. J’arrive en amphi : j’ai la migraine. Je sors au bout d’une heure : elle a disparu. Ça me détend. Après, le contact passe plus ou moins bien aussi… C’est une alchimie un peu fragile ; il suffit d’une quinzaine d’étudiants qui se demandent ce qu’ils font là, et bon… soit vous arrivez à les accrocher quand même, soit ça ne passe pas et ça peut vous pourrir un peu l’ambiance. Personnellement, je n’ai jamais eu un réel problème de mauvaise ambiance, mais bon il y a eu des années plus ou moins bonnes. Il y a deux ans (année 2009-2010, ndlr) je me souviens, c’était une année « un peu moins bonne ». L’auditoire était un peu plus difficile, j’étais obligé de me balader dans l’amphi…
Et la bonne promo ?
C’est devenu très bien et très homogène l’année suivante, c’est-à-dire depuis l’an dernier (promo 2010-2011, ndlr). Bon, j’ai 45 ans et ce sont les meilleures années, je suis au maximum. J’ai la science, la pratique du métier et je suis encore assez proche de mes élèves car j’ai une fille qui a douze ans.
Des années bonnes, des années moins bonnes… mais en fait, depuis combien de temps enseignez-vous à la Sorbonne ?
Depuis 1994, ça fait donc 16/17 ans. Mais j’avais déjà fait une année, en histoire de l’art et archéologie, avant de partir à Athènes en 1989-1990. J’ai de la bouteille…
Et en 17 ans de carrière, il s’en passe des choses sympas et drôles, non ?
Il m’est arrivé de faire un TD de concours avec une étudiante qui fêtait son anniversaire et ses copines avaient ramené à boire, on a fait le TD au champagne. C’était en tout fin de cycle bien sûr, sinon on ne l’aurait pas fait. Bon, chacun avait une toute petite goutte évidemment car on était trop. De toute façon ce qui vous fait le plus plaisir, c’est quand vous faites votre enseignement de concours et que vous avez un an, deux ans, trois ans après, un ancien étudiant qui est sur l’autre trottoir du boulevard Saint Michel, qui vous a eu, et qui traverse pour vous dire « Merci, si j’ai un boulot c’est grâce à vous ».
Croyez-vous réellement à la véracité de tout ce que vous enseignez ? Je veux dire, le coup de l’Athénien Philippidès qui court sans s’arrêter 200 km en 36 heures pour demander de l’aide à Sparte, c’est quand même farfelu…
Non, ça c’est vraiment du farfelu. Ça n’a aucun intérêt, c’est un gag. Mais leur mythologie, vraie ou pas vraie, on s’en moque. Ce qui compte c’est qu’eux ils en étaient convaincus, eux ils voyaient le monde comme ça. Pour un esprit critique comme Thucydide, c’était faut évidemment, mais la majorité y croyait, et il faut se mettre dans leur mentalité pour comprendre la manière dont ils se représentaient le monde. C’est pareil si vous faites de l’histoire médiévale : le Jugement Dernier, tout le monde y croyait à cette époque… C’est intéressant comme question, car l’Histoire c’est aussi cette capacité à se mettre à la place de l’autre, et c’est ce que dit Hérodote. Cela permet la tolérance. Parce que si vous êtes capable de vous mettre à la place des générations passées, vous vous mettez à la place de ceux qui vous sont contemporains, mais ne sont pas comme vous. C’est un effort de distanciation par rapport à vous-même, un moyen d’avoir plusieurs vies en une.
Vous avez dit dans votre tout premier CM que les grecs ont, je vous cite, « tout inventé, tout théorisé ». Mais quel est pour vous le plus important accomplissement grec ?
L’homme au centre de tout. L’humanité. Comme dit Aristote, « le monde est plein de merveilles, mais la plus grande, c’est l’homme ». Ça, c’est vraiment une nouveauté à eux parce que l’individu n’existait pas dans les civilisations, pour autant qu’on puisse en juger. Ou quasiment pas. Il y avait juste quelques êtres élus, pharaons, etc. Mais dans la cité grecque, non. L’intérêt de la communauté passe par l’intérêt de chacun des hommes. C’est l’épanouissement individuel qui fera que l’ensemble fonctionnera.
Et vous comptez enseigner tous ces dires encore longtemps ? Je veux dire… quand ça arrivera à son terme, vous ferez quoi ?
Je fais partie des gens qui seraient contents que l’âge de départ à la retraite soit repoussé ! Le jour où je ne pourrai plus faire le clown sur une estrade je serais sans doute frustré. Après, on peut continuer à faire beaucoup de choses : de la recherche, lire des livres… le cerveau ne s’arrête jamais de fonctionner. Je me consacre beaucoup à ma famille aussi. Parmi les chances que j’ai eues, c’est celle d’avoir eu une belle famille, des gens qui m’ont beaucoup aidé et soutenu, et un des pires défauts, c’est l’ingratitude, donc je rends ce qu’on m’a donné… Maintenant c’est à moi de leur rendre ça. J’ai aussi des hobbies, mais vous me permettrez de les garder pour moi !
Non.
Il n’y a pas que le grec, je fais du sport, d’autres trucs… Je fais du modélisme aussi.
Du modélisme ? Pour des, euh… vêtements ?
Non, non, non, des trucs de garçon ! Vous savez des maquettes d’avion, de bateaux… des trucs de mecs.
Propos recueillis par Karen Assoumou. Photo : K.A., La Factory.
InterVous issue de La Factory Magazine, numéro 1, janvier 2012. Disponible depuis le 4 janvier et tout au long de ce mois dans vos UFR, en distribution même pendant les partiels. """
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire