Je pourrais commencer par une longue tirade sur ce que représente Sagan à mes yeux mais franchement cette fois, je préfère aller droit sur mon sujet : La Femme fardée de François Sagan, roman de 500 pages, fresque publiée en 1980 et écrite durant trois ans. J'ai souvent lu que Sagan n'avait écrit aucun chef d'oeuvre, à vrai dire je m'en fous puisque pour moi, son écriture ne cesse de m'émerveiller. Comment peut-on, à ce point, pointer les travers d'un personnage avec une telle lucidité ?
Nathalie Crom dans Télérama lors de la réédition de l'ouvrage "La Femme fardée - roman d'une épaisseur rare, au sein d'une bibliographie où dominent les livres minces -, ils sont une petite dizaine, hommes et femmes, qui se désirent, se désaiment, se jalousent, se défient en huis clos, luxueusement prisonniers d'un navire de croisière. Acuité du regard, grande pénétration psychologique, netteté du trait, empathie non exempte de cette cruauté que génère l'excès de lucidité, précision et élégance extrême d'une phrase au classicisme impeccable et sûr de lui : Sagan est là, bel et bien, en pleine possession de ses moyens. Empruntant au Chateaubriand de la Vie de Rancé l'exergue admirable de La Femme fardée : « Restent ces jours dits heureux qui coulent ignorés dans l'obscurité des soins domestiques et qui ne laissent à l'homme ni l'envie de perdre ni l'envie de recommencer la vie. »"
Je préfère la citer, je ne saurai pas mieux expliquer ce qui me touche en Sagan. Elle perce les moments de vie avec une franchise qui me plaît et qui me parle. A vrai dire, ce ne sont jamais ses histoires qui m'emballent et qui m'emportent, c'est ce lien on ne peut plus moderne avec le présent et la réalité qui me porte. Que ce soit en 1954 avec Bonjour Tristesse ou ici, en 1980, c'est comme si elle écrivait à ma génération tant les liens entre les hommes ne changeront finalement jamais. J'ai été bouleversé (oui, tu as compris toi lecteur que je suis vite émotive) par cette histoire de femme fardée nommée Clarisse ramenée peu à peu à la vie par un élégant voyou. Et parce que c'est de Sagan que je voulais vous parler, autant faire parler Sagan.
- "Depuis vingt ans, il y avait eu beaucoup de bouches et beaucoup de baisers, prometteurs ou apaisés, des baisers d'avant et des baisers d'après, mais tous avaient été des baisers situés chronologiquement. Il n'y avait plus eu, plus jamais en effet, de ces baisers inutiles, gratuits, finals en soi, ces baisers hors du temps, hors de la vie, presque hors du sexe et du coeur, ces baisers nés de la pure envie d'une bouche pour une autre."
- "Il pensait au récit qu'il ferait à Clarisse, au rire qu'ils auraient ensemble, et il se rendit compte avec terreur que déjà, déjà, il ne lui arrivait rien qu'aussitôt il ne rêvât de lui raconter. Etait-ce pour lui de l'amour ? pensa-t-il : l'envie de tout dire à la même personne, et que tout ce qui vous arrive vous semble aussi drôle ou passionnant."
- "Julien eut l'impression que c'était leur histoire que quelqu'un lui racontait : son histoire à lui et à Clarisse, cette histoire qui allait être manquée comme semblait le souligner toute cette musique, comme si elle eut été en même temps que celle des souvenirs qu'il n'avait pas eux, celle de l'échec, celle d'un chagrin prémonitoire. Et quand elle revint pour la dixième fois, soufflée par le violon, jusqu'au piano interdit, ravi et las de l'accueillir, quand ces longues notes revinrent vers Julien, il dut détourner la tête vers la mer sous la pression brûlante et folle, oubliée depuis longtemps, des larmes sous ses paupières. De même qu'il avait rêvé de façon poétique et irréelle son futur avec Clarisse, sa vie amoureuse et sentimentale avec Clarisse, sa vie d'amant, bref, et qu'il l'avait rêvée avec tous ses charmes, de même il lui semblait maintenant en recevoir à l'avance tous les coups et toutes les égratignures; mais cela dans sa chair même, dans la réalité concrète, si terriblement concrète que prend le chagrin dans les choses de l'amour, rendant tout si précis, si désert, si terre à terre et si définitif."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire